1891 : naissance du populisme aux États-Unis d’Amérique

« Il n’y a que deux partis dans le conflit qui se livre aujourd’hui dans ce pays. D’un côté, il y a les alliés des monopoles, le pouvoir de l’argent, les grands trusts et les sociétés anonymes de chemins de fer, qui cherchent à faire adopter des lois qui les avantagent et appauvrissent le peuple. De l’autre, il y a les fermiers, les travailleurs, les commerçants et tous les autres qui produisent la richesse et subissent le fardeau de la fiscalité. »

Manifeste du People’s Party, 1892 (1)

Fin du XIXe siècle, un vent de révolte souffle sur l’Amérique. C’est à l’aune de l’imaginaire américain que l’on peut tenter de comprendre le phénomène Trump, tant celui-ci se donne à voir comme incarnation de la persistance de thèmes aux racines profondes dans l’histoire des États-Unis. Déjà à cette époque, l’Amérique rurale s’est mobilisée pour défendre ses intérêts économiques et ses traditions, s’estimant méprisée et menacée par Washington et les élites de la côte Est, ainsi que par Wall Street, les banques et les chemins de fer.

Le conflit fondamental de notre époque oppose désir d’ouverture, qu’il soit économique, culturel ou sexuel et besoins de protections. Or ce sujet correspond parfaitement bien aux thématiques qui innervent le champ social et politique autour des thèmes de l’identité, des frontières, du protectionnisme, de l’inclusion et de l’exclusion, etc. Une autre problématique vient renforcer cette dimension : celle de la polarisation de la vie publique à travers le débat sur les dérives de la technocratie qui s’est mise au service de l’idéologie néolibérale (2). La montée en puissance des populismes, partout dans le monde, est la réponse à la sécession des élites, l’idéologie post-moderne assurant la domination de l’hyperclasse mondiale (3).

Cette confrontation a en commun le refus du pluralisme, illustré à l’envi par le narratif des technocrates : « Notre solution est la seule, si vous n’êtes pas d’accord, tans pis, on ne peut pas en discuter ». Une des plus grave conséquences de cette idéologie est la quasi-disparition de toute notion de responsabilité. Lorsque les technocrates disent : « Ce n’est pas notre choix, nos décisions sont dictées par la situation qui nous y oblige », les populistes de tous bords répondent : « C’est le peuple qui veut cela, nous ne sommes que les interprètes de sa volonté »

Manifestement, le populisme a le vent en poupe. Le Petit Robert le définit ainsi : « Discours politique s’adressant aux classes populaires, fondé sur la critique du système et de ses représentants ». Cela permet de comprendre pourquoi nos démocraties sont de moins en moins raccords avec les populations qu’elles administrent. Car, a priori, le rôle du politique est de s’adresser aux classes populaires qui restent encore les plus nombreuses dans nos sociétés, et pas uniquement à ses élites ou à des minorités quand bien même elles feraient la pluie et le beau temps.

Les catégories moyennes et populaires qui vivent à l’écart des métropoles se sentent dépossédées de ce qu’elles ont et de ce qu’elles sont. À bas bruit, ces catégories ont mis en route une contestation qui ne ressemble à aucun des mouvements sociaux des siècles passés. Ses ressorts profonds sont bien sûr matériels, mais ils sont surtout existentiels. La working class est en train de faire exploser l’idéologie du libre-échange au sein de l’establishment américain, imposant aux élites globalistes la mise en œuvre de mesures protectionnistes. Ce sont les classes populaires qui ont écrit la feuille de route de Donald Trump que l’on peut décliner ainsi : protéger les travailleurs, relancer l’économie, réindustrialiser, maîtriser les frontières et réguler les flux migratoires. Contrairement à ce qu’on imagine, l’élection de Trump doit moins à son talent qu’à sa capacité à s’adapter à la demande d’une majorité de gens ordinaires qui refuse d’être relégués au bord du monde. Ce n’est pas la première fois que le phénomène s’est produit dans l’histoire américaine.

William Jennings Bryan (1860-1925), le porte-drapeau des gens ordinaires

Surgi de l’Amérique profonde, un mouvement contestataire populiste a déjà failli emporter la Maison-Blanche. La fondation en 1892 du People’s Party répond à la détresse de l’Amérique rurale face à l’effondrement des produits agricoles alors que les fermiers sont souvent très endettés. Ces derniers, de surcroît, sont obligés de subir les tarifs léonins qu’exigent, pour transporter leurs produits vers les ports et les centres urbains, les géants des chemins de fer organisés en cartel. La contestation se développe, les agriculteurs réclament des lois antitrusts.

Le programme du People’s Party est pour l’époque radical : vote à bulletins secrets, élection des sénateurs au suffrage universel, impôt sur le revenu, nationalisation des chemins de fer, journée de huit heures pour les ouvriers, dissolution de l’agence de détectives Pinkerton employée par certains grands patrons pour réprimer des grèves (4), politique d’immigration restrictive dans le but affiché de ne pas pousser les salaires à la baisse.

Le parti présente un candidat à la présidentielle de 1892 : il obtient 8,5 % des voix à l’échelle du pays et les Grands Électeurs de cinq États : le Colorado, l’Idaho, le Nevada, le Dakota du Nord et le Kansas. The People’s Party parvient à faire élire quelques sénateurs et gouverneurs dans ces États de l’Ouest : ce sont les premiers du pays à autoriser des référendums d’initiative populaire et à accorder le droit de vote et d’éligibilité aux femmes (5).

Un homme va devenir le porte-drapeau des « oubliés » : l’avocat et presbytérien William Jennings Bryan. Installé au Nebraska, il est élu représentant démocrate au Congrès. Il sillonne l’Ouest et multiplie les meetings sur le thème : « L’or est la monnaie du riche et l’argent l’ami du pauvre ». Sous les applaudissements, il se transforme en champion de l’Amérique profonde : il fait vibrer ses auditoires et rend leur fierté aux fermiers qui l’écoutent : « Les grandes villes dépendent de nos vastes plaines fertiles », déclare-t-il un jour à la foule venu l’entendre comme on se presse autour d’un pasteur. 

En juillet 1896, lors de la convention du Parti démocrate à Chicago, Bryan prononce un des plus célèbres discours de l’histoire américaine. L’orateur compare le fermier endetté auprès des banques de la côte Est au martyre de Jésus-Christ crucifié. Apostrophant le monde des affaires favorable à l’étalon-or, dont le parti républicain est à l’époque le défenseur, il lance à ses adversaires : « Vous ne presserez pas cette couronne d’épines sur le front des travailleurs. Vous ne crucifierez pas l’humanité sur une croix d’or ». La salle explose en applaudissements et le voilà investi par le Parti démocrate pour l’élection présidentielle.

Au cours de sa campagne, Bryan sillonne le pays en train : 30 000 kilomètres, des dizaines d’arrêts pour des discours improvisés et, au total, plus de 500 allocutions revendiquées. La performance physique en impose dans un pays sensible aux exploits. À chaque étape, l’orateur se réclame de Thomas Jefferson qui réclamait « des droits égaux pour tous, des privilèges pour personne », et d’Andrew Jackson, premier homme de l’Ouest qui ait battu un patricien de la Nouvelle-Angleterre à l’élection présidentielle de 1828.

Assurément, cette histoire présente d’innombrables différences avec l’élection de 2024 : comparaison n’est pas raison. En revanche, des analogies existent, notamment dans l’esprit qui sous-tend ces révoltes périodiques, tantôt à gauche, tantôt à droite. Cet esprit, on pourrait le résumer ainsi : les États-Unis d’Amérique sont une démocratie où le pouvoir appartient au peuple (6) ; la révolution américaine n’a pas chassé les Anglais pour les remplacer par d’autres tyrans (puissances d’argent, détenteurs de la notoriété, etc.) ; l’homme ordinaire, grâce à son sens commun, est aussi bon juge du gouvernement que son compatriote diplômé de Harvard ; la Maison-Blanche est la maison du peuple américain (c’est d’ailleurs pourquoi le public peut la visiter) ; de temps en temps, un grand coup de pied dans la fourmilière de Washington, lieu de tous les abus, est nécessaire pour rappeler qui est le patron (7) ; le salut de la nation ne viendra pas des élites, mais de l’homme de la rue. 

Le discours populiste resurgit chaque fois que le rêve américain paraît en danger. Sa puissance aux États-Unis traduit la foi en l’exceptionnalisme américain. Il est une injonction adressée à la nation pour qu’elle tienne les promesses de ses Pères fondateurs.

  1. Cf., Michael Kazin, The Populist Persuasion. An American History, Cornell University Press,1995.
  2. Voir par exemple les effets du « Consensus de Washington » (1989), corpus de mesures d’inspiration libérales datant de la période Reagan. C’est une solution-type consistant à imposer un « paquet » de réformes aux États soutenus par la Banque mondiale.
  3. Cf., Jean-Christophe Graz, Qui gouverne ? Le Forum de Davos et le pouvoir informel des clubs d’élites transnationales, in a contrario, Vol. 1, N° 2, 2003.
  4. En juillet 1892, 300 agents Pinkerton sont envoyés à Homestead (Pennsylvanie) pour briser la grève lancée par la Amalgamated Association of Iron and Steel Workers (AA).  Armés de Winchester, ils remontent la rivière Monongahela à bord de deux embarcations dans le but d’affronter les grévistes qui occupent l’usine Carnegie Steel Company. Les grévistes, déterminés à protéger leur usine et leurs droits, finissent par mettre en déroute les Pinkertons qui sont contraints de se rendre.
  5. Voir par exemple le rôle de Mary Elizabeth Lease (1850-1933) : née d’immigrants irlandais et surnommée « La Jeanne d’Arc du peuple », elle s’est constamment opposée aux grandes firmes en affirmant catégoriquement que « Wall Street possède le pays ». On l’appelait aussi « Notre Reine Mary ».
  6. Signée le 17 septembre 1787, la Constitution américaine s’inscrit dans un horizon du républicanisme classique des 17 et 18e siècles. Elle crée un système fédéral qui définit le partage des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Dotée d’un potentiel émancipateur extrêmement fort, son préambule commence par « We, the People », soit « Nous, le peuple, nous ordonnons et nous décrétons la Constitution ». Il s’agit donc d’un texte dans lequel le peuple est la force motrice, la force agissante. Cela étant, pour les Pères fondateurs, cette volonté populaire doit être régulée. Ils mettent donc en place un système où celle-ci est en permanence recadrée, filtrée par toute une série d’institutions. Les checks and balances signifient que les pouvoirs sont dotés des titres constitutionnels leur permettant d’envahir le domaine d’un organe concurrent (ainsi le droit de veto du Président sur les lois du Congrès) : ils sont également autorisés à se défendre contre les empiètements de leurs rivaux. En vérité, le régime politique américain est fait de négociations incessantes entre le département exécutif et le département législatif.
  7. Pourfendeur des élites et des lobbys qui irriguent la politique américaine, Donald Trump a fait scander le slogan « Drain the swamp » (Assécher le marécage) dans ses meetings et promis des réformes de grande ampleur.

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Franck Juguet (16 novembre 2024). 1891 : naissance du populisme aux États-Unis d’Amérique. La cybernétique, science du contrôle et de l’information. Consulté le 25 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12p3b


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